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 En milieu de soirée, vers vingt et une heures, un long et copieux repas s’achève chez les Bauer, qui invitaient les Mullers et les Beckers à diner. Les discussions s’animent joyeusement et le passé de chacun se narre avec plaisir et nostalgie…

Les plus jeunes ont détalé dès leur dernière bouchée avalée ; car pas vraiment friands de ces réunions familiales qui s’éternisent.

Le sexagénaire brun, Erwan Muller, sermonne affectivement l’homme qu’il a élevé comme un fils :

— Jeff ! Tiens-toi droit, cochon, va ! Tu ne donnes pas le bon exemple aux enfants, imagines que l’un d’entre eux te voie ainsi avachi à table !

— Ah, aucun risque, ils ne reviendront surement pas ! réplique aussitôt Éva pour appuyer son frère jumeau.

Ana, l’épouse de Jeffrey, ne peut s’empêcher de rire tandis que celui-ci intervient pour plaisanter à son tour :

— On a déjà de la chance qu’ils aient mangé avec nous ! Parce qu’à l’époque, vous pouviez vous brosser pour qu’Éva et moi, on se coltine vos diners familiaux soporifiques.

Jeffrey fait référence à sa propre adolescence, lorsqu’il vivait, grandissait et évoluait, avec sa sœur jumelle, sa mère, ainsi que son beau-père. 

— Je confirme, soupire Vanessa Beckers en se tournant vers son homme pour reprendre d’un air amusé. Tu te souviens, chéri, quand ces deux couillons préféraient se commander des pizzas pour rester dans leur chambre, devant la console ? On était vraiment trop gentils, quand j’y pense ! Enfin, toi, surtout…

— Oh que oui, rit franchement Erwan Muller, ancien chanteur à succès, désormais retraité, avec une émotion qui lui humidifie légèrement les yeux. Une époque inoubliable… 

 

*

 

Pendant ces beaux discours qui relatent un passé heureux, Joakim, accompagné de sa liseuse et de son frère, se détend sur la plage, devant chez lui, avec un roman de James Joyce, « Finnegans Wake ».

Il s’agit de la routine préférée des fils Bauer ; s’octroyer un instant pour méditer, se relaxer, avec pour unique ambiance sonore le bruit des vagues qui viennent s’écraser sur le sable.

Joakim possède un lien particulier avec son cadet qui reste ; et malgré son handicap ; une compagnie idéale, un être d’exception qui apaise les esprits les plus tourmentés rien que par sa simple présence. 

Et qu’il y a-t-il de plus confortable au monde qu’un moment paisible sous un ciel étoilé. Joakim ne se prive jamais de ces instants à admirer les lumières de la cité des anges qui se reflètent avec souplesse sur l’océan Pacifique.

Le troisième membre de la fratrie arrive soudain derrière son ainé, pour le surprendre et s’asseoir très vite sur le rocher contre lequel il s’adosse.

Il demande sans attendre, dans un long soupir qui trahit son agacement :

— Oui ?

— Qu’est-ce tu lis ?

— La recette du foutou banane, maugrée-t-il, blasé par cette question idiote.

Il maudit les gens qui parlent pour ne rien dire. S’il ne s’agissait pas ici de sa petite sœur, il lui aurait bien envoyé deux ou trois insultes cinglantes pour lui apprendre à tourner une dizaine de fois sa langue dans sa bouche avant de chercher n’importe quel prétexte pour converser…

— C’était histoire de papoter, ronchonne-t-elle, vexée.

Il ne lui répond plus et se replonge simplement dans sa lecture.

— Tu penses que j’ai un problème ? reprend-elle, l’air rêveur et en contemplant le ciel.

— Non, mais tu vas en avoir un bientôt si tu ne me laisses pas tranquille.

— David m’a quittée. Il m’a dit que je ne me consacre pas assez à notre couple, confesse Erika sans se soucier des mises en garde de son frangin.

— Ça t’étonne ? lui soupire son ainé avec lassitude.

— Je ne sais pas…

— Tu n’as pas deux compétitions importantes qui commencent bientôt ?

— Si, mais…

— Alors, va t’entrainer au lieu de me casser les pieds. Car je suppose que tu as encore envie d’écraser Gray.

— Bah, carrément ! s’écrie joyeusement la danseuse passionnée.

Elle fronce ensuite les sourcils d’un air boudeur, pour râler :

— Tu es quand même chiant, on peut jamais te parler !

— Tu as mieux à faire que de larmoyer maintenant que tu es débarrassée de ton looser. À plus et bon entrainement !

 — C’est pas faux ce qu’il m’a dit, tout de même, je n’ai pas de temps à consacrer à une relation. Il a raison en un sens et même si ça me désole, ça ne me rend pas triste, au fond. Je pense que je m’en fiche. Tu penses que c’est normal, toi ? Je ne suis même pas sure d’avoir été amoureuse ! Il ne me manque que pour les longues discussions qu’on pouvait avoir ensemble ! 

Joakim la laisse monologuer, concentré sur sa lecture. 

— Bon, je monte. Espèce de grand frère discount ! rit-elle d’un air taquin en se relevant de sa pierre.

Elle ne souligne plus l’habituelle indifférence de son ainé. Qui des proches de Joakim Bauer ne connait pas son caractère, après tout. Son frangin n’accepte pas qu’on pleure sur son épaule, mais il reste, cela dit, un guide précieux. Pourtant, la jeune fille se souvient, avec beaucoup de regrets, qu’à une époque désormais révolue, il n’incarnait pas encore cet être renfermé et froid…

— Eri-aaa ! l’appelle son jumeau en courant derrière elle pour l’agripper affectueusement par le bras et la suivre.

Il abandonne ainsi Joakim sur la plage pour faire de lui l’homme le plus heureux du monde ; enfin un peu de solitude…

L'Améthyste